
L’agence de presse officielle Anatolie annonce que la justice turque a ordonné le placement en détention de 133 militaires. Ces derniers sont soupçonnés d’être liés au réseau du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat contre le régime du président Erdogan en 2016. Mais les versions divergent…
La traque sans merci livrée contre ses opposants par le président turc Recep Tayyip Erdogan trouvera-t-elle un jour son épilogue ? Depuis le coup d’Etat raté de juillet 2016, plus de 77 000 personnes ont été placées en détention préventive et quelque 150 000 fonctionnaires licenciés ou suspendus de leurs fonctions dans tous les domaines de l’administration publique et de l’armée. Et rien ne semble pouvoir apaiser la vindicte du pouvoir. Selon l’agence de presse officielle Anatolie, la justice turque vient en effet d’ordonner le placement en détention de 133 militaires, soupçonnés d’être liés au réseau du prédicateur Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis depuis 1999 – il était alors accusé de vouloir instaurer la charia dans son pays, ce qu’il a toujours nié. Pour Ankara, qui demande son extradition, il est le principal responsable du putsch avorté contre le régime, mené par un petit millier d’hommes et une cinquantaine de blindés et d’avions.
Le réseau Gülen : une vaste influence à travers le monde
Depuis la Pennsylvanie où il réside, Gülen a toujours dénoncé un « coup monté« . Mais, son mouvement, marqué par la culture du secret, suscite de nombreuses interrogations. Fondé dans les années 1970 en Turquie, Hizmet (« le Service ») est vu par les spécialistes comme un des réseaux musulmans les plus influents au monde. Propageant un islam intransigeant pour les uns, modéré pour les autres, cette confrérie d’inspiration soufie, sans structure hiérarchique, prône l’engagement social de ses membres. Une exigence qui s’appuie en premier lieu sur un réseau d’écoles et d’universités chargées de former des élites musulmanes, patriotes mais ouvertes sur le monde et décomplexées dans leur rapport à l’argent. Ce tissu éducatif élitiste s’est développé dans les années 1980 en Turquie et a permis à Fethullah Gülen d’étendre son influence à travers le pays. Une influence qui s’étend aussi à l’étranger. Plus de 2000 écoles privées dans 160 pays, dont la France, relèveraient aujourd’hui d’une confrérie qui compte également de nombreuses associations, des réseaux d’affaires, des médias, des fondations ou encore des hôpitaux. Elle rassemblerait 3 millions d’adeptes, même s’il est difficile de donner un chiffre exact.
Gülen et Erdogan : d’abord alliés
Dès 2002, et son écrasante victoire aux élections législatives, l’AKP d’Erdogan est soutenu par le mouvement de Fethullah Gülen. Les deux hommes partagent une vision commune de la Turquie : conservatrice sur le plan religieux, mais moderne dans son fonctionnement et acquise au libéralisme. Tous deux comptent également se débarrasser de l’establishment kémaliste, longtemps omnipotent en Turquie. Ils s’emploient ainsi à renouveler de fond en comble la culture et la pratique politique du pays, jusqu’à le purger entièrement de son identité laïque et occidentale héritée du père fondateur de la République turque. Les membres du réseau güléniste, formés et compétents, intègrent alors massivement l’AKP, ce qui leur ouvrent les portes des institutions étatiques où ils prennent la place des fonctionnaires kémalistes débarqués sans ménagement. A l’étranger, les écoles et les structures d’encadrement d’Himzet promeuvent l’enseignement du turc et favorisent l’intégration des migrants musulmans dans le monde entier, contribuant ainsi de manière décisive à la diplomatie informelle de l’AKP pendant les années 2000. Cependant, malgré les progrès que Gülen fait réaliser au rayonnement de la Turquie dans le monde, si chère à Erdogan, le torchon va finir par brûler entre les deux hommes. Dès 2010, Gülen exprime des réserves sur les conceptions du Premier ministre au sujet du port du voile, des écoles religieuses (les écoles d’Himzet sont officiellement aconfessionnelles), de la politique à l’égard d’Israël et de l’Iran ou sur les relations avec les Kurdes…
2013 : la rupture
Erdogan a-t-il fini par trouver la tutelle de l’homme le plus populaire de Turquie, pesante ? Craint-il ce réseau bien trop puissant qu’est devenu le mouvement Gülen ? En 2013, année de la rupture, des juges connus pour leur appartenance à Hizmet poursuivent trois proches du cabinet d’Erdogan pour corruption. Pour le leader de l’AKP, le mouvement Gülen, dont les cadres occupent des postes importants dans l’administration, est devenu une sorte d’Etat dans l’Etat bien trop dangereux. La crise éclate au grand jour entre les deux alliés officieux. Erdogan fait fermer les écoles de la confrérie sur tout le territoire national. En 2014, Fethullah Gülen sort de son silence et s’oppose dans une interview retentissante au Premier ministre. Jusqu’à tenter un putsch contre le régime qu’il a contribué à affermir ? Rien n’est moins sûr.
Le rapport de l’INTCEN
D’après le quotidien britannique The Times du 17 janvier 2017, un document du Centre de renseignement et d’analyse de l’Union européenne (INTCEN) révèle que Fethullah Gülen n’est pour rien dans les événements du 16 juillet 2016. Selon ce rapport classifié, « l’énorme vague d’arrestations, le lendemain de la tentative de coup d’État, avait déjà été préparée auparavant. Il a juste servi de catalyseur pour une répression préparée à l’avance ».
Rattaché au service des affaires étrangères de l’UE, L’INTCEN permet aux agents de renseignements des pays membres de partager des informations. Selon eux, « il est probable qu’un groupe d’officiers comprenant des gulénistes, des kémalistes, des opposants à l’AKP et des opportunistes sont à l’origine du coup d’État. Mais il est peu probable que Gülen ait lui-même joué un rôle ». De fait, Erdogan essayait de démanteler le mouvement en Turquie depuis au moins 3 ans, car le prédicateur était « son seul et unique rival » dans sa tentative d’instaurer « un système présidentiel complet ». Si le rapport de l’INCTEN n’est pas tendre avec Gülen – un prédicateur dont les écrits sont « expressément antisémites et antichrétiens » malgré son apparente tolérance religieuse -, il accuse Erdogan d’avoir « exploité » la tentative de putsch pour lancer une « campagne répressive plus large contre les opposants à l’AKP » au nom de « ses ambitions personnelles ».
Le coup d’Etat : un « don de Dieu » selon Erdogan
De fait, le coup d’Etat avorté de 2016 fut « un don de Dieu », selon les propres mots d’Erdogan : il lui a offert l’occasion de s’assurer une mainmise encore plus implacable sur l’Etat en imposant dans la foulée une révision constitutionnelle visant à instaurer un système présidentiel tout en écrasant ses opposants au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Les purges qui ont suivi continuent de viser de manière brutale les milieux gülenistes, notamment dans les médias, la finance et la banque, l’enseignement et la justice où les partisans du prédicateur exilé étaient particulièrement nombreux et influents. Mais le putsch manqué a surtout polarisé encore davantage un pays déjà divisé. Le gouvernement a certes obtenu des résultats probants en multipliant par trois le revenu par habitant depuis 2002. Pour autant, les fractures causées au sein de la société turque par la politique de plus en plus autoritaire du président Erdogan laissent des traces. Dans les grandes villes comme Istanbul et Ankara, le discours de l’AKP rencontre de moins en moins d’écho. Le parti présidentiel a ainsi perdu les élections municipales dans la capitale turque en juin, après l’avoir dirigée pendant 25 ans. Un signe qui ne trompe pas.